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De loin, il Était facile de comprendre à quoi Yarim devait son nom. Dans le dialecte de la population indigène, chassée vers le nord longtemps auparavant par les forces de Gwylliam, ce mot signifiait brun-rouge, la couleur du sang séché. La plupart des bâtiments avaient été construits avec des briques portant le même nom, elles-mêmes constituées d’argile rouge assombrie par la cuisson.
La capitale, officiellement appelée Yarim Paar mais désignée en pratique par le nom de la province, s’étendait à la base d’une haute colline vallonnée et était par conséquent presque entièrement dissimulée à la vue des voyageurs qui arrivaient par le sud. L’agglomération apparaissait soudain à leurs pieds, s’éloignant dans toutes les directions. Les constructions ayant adopté la même couleur que le sol, l’observateur cinglé par le vent qui soufflait au sommet de l’éminence mettait un certain temps pour les discerner. Elles évoquaient de simples excroissances sorties du sol, comme s’il s’agissait des seules choses capables de pousser en un lieu aussi inhospitalier. La ville paraissait manquer cruellement d’eau.
Le vent du sud avait apporté une vague de chaleur et, après avoir tapissé le sol pendant des semaines, la gelée blanche s’était évaporée pour laisser derrière elle une impression d’été artificiel, sec et brûlant. Dans les forêts de l’est le climat devait être plus agréable, mais on ne trouvait ici que la désolation.
Yarim avait autrefois été une ville florissante, mais Rhapsody découvrait des preuves de décrépitude partout où elle portait le regard. Les rues étaient bordées et pavées de pierre, cependant des herbes sèches et blanchies par le soleil croissaient de façon anarchique dans tous les joints. Les caniveaux débordaient d’immondices qui les étouffaient et l’eau de pluie collectée dans de grands barils pour un usage domestique avait la même teinte que les briques.
Elle voyait à de nombreux coins de rues des groupes de mendiants, une vision si banale que la plupart des gens passaient près d’eux sans leur accorder un seul regard. Rhapsody reconnaissait la racaille et la pègre propre à de tels lieux, mais bon nombre de ces individus avaient un aspect famélique qu’elle ne connaissait que trop. Une jeune mère avec un bébé en bas âge paraissait tout particulièrement dans le besoin. Rhapsody allait glisser ses doigts dans sa bourse secrète quand Ashe la prit de vitesse en lâchant quelques pièces sur le giron de la miséreuse. Rhapsody remit malgré tout une pièce d’or à la femme avant de presser le pas pour le rattraper.
« Je m’avoue surprise, dit-elle.
— Par quoi ?
— Je ne te croyais pas du genre à donner aux pauvres. »
Il la dévisagea, sous l’ombre de son capuchon. « J’ai vécu ces vingt dernières années parmi ces gens. Il est exact que j’ai principalement séjourné dans des forêts, mais je devais régulièrement me rendre en ville. Tu as pu constater que je ne suis pas du genre à fréquenter la noblesse. La plupart des personnes que j’ai côtoyées vivaient dans les rues. Si j’ai réussi à passer inaperçu, mon manteau de brume ne suffit pas à l’expliquer. C’est le fait de vivre parmi ces individus qui m’a finalement convaincu que je pourrais peut-être faire œuvre utile en devenant seigneur des Cymriens. Mais nous voici arrivés »
Rhapsody reporta son attention sur l’immense bâtiment qu’ils avaient devant eux. En maints domaines le temple lui rappelait le reste de l’agglomération : grand et majestueux, il était victime de la négligence. Une succession de marches de marbre craquelées montait vers un vaste patio aux motifs incrustés dans la pierre. Huit énormes colonnes se dressaient sur la surface pavée irrégulière, toutes caractérisées par des taches de lichen en expansion. Le bâtiment central était une spacieuse rotonde couronnée d’un dôme où s’ouvraient deux larges fissures. On avait ajouté de chaque côté de cette structure de longues annexes aux piliers plus modestes mais en meilleur état. Un fin minaret qui renvoyait mille reflets bleutés du soleil surmontait le bâtiment central.
Ils gravirent le grand escalier et franchirent le portail béant de l’entrée. Le temple lui-même était obscur, uniquement éclairé par des torches maladives et des chandelles. Il fallut un moment à Rhapsody pour s’adapter à cette semi-pénombre.
L’intérieur du bâtiment paraissait en bien meilleur état que l’extérieur, même si Ashe avait précisé au cours de leur long voyage que les salles des annexes labyrinthiques étaient moisies et à l’abandon. Mais lorsqu’elle vit le foyer magnifiquement ouvragé, Rhapsody eut de sérieuses difficultés à le croire.
Dans la fontaine se trouvant au centre des lieux un fin jet d’eau s’élevait sur environ six mètres avant de retomber dans un bassin doublé de lapis-lazuli miroitant. Sur le pourtour du sol en marbre les parois étaient décorées de carreaux aux motifs délicats d’où saillaient des appliques en cuivre poli.
De chaque côté s’ouvraient des alcôves dans lesquelles des gardes armés de longues et étroites rapières étaient de faction. Les visiteurs avaient en face d’eux une grande porte en cèdre aux sculptures minutieuses, elle aussi sous la responsabilité de vigiles.
Ils contournèrent la fontaine et s’arrêtèrent devant les hommes en poste à cette entrée. Une donation substantielle leur valut d’être autorisés à pénétrer dans le saint des saints, une contribution censée permettre de subvenir aux besoins de l’Oracle. Ashe demanda à haute voix à Rhapsody si elle estimait que Manwyn était au courant de ces pratiques.
La salle suivante était immense, illuminée par des chapelets de petites ouvertures aménagées dans le dôme et d’innombrables chandelles. Une estrade suspendue de façon précaire au-dessus d’un puits profond occupait le centre des lieux.
La femme qui y était assise en tailleur ne pouvait être que Manwyn. Grande et émaciée, elle avait un teint légèrement doré et des cheveux roux striés d’argent. Son visage portait les stigmates de la maturité et elle arborait un sourire à la fois énigmatique et troublant. Elle tenait un sextant ouvragé dans sa main gauche et était vêtue d’une robe de soie verte.
Mais ce furent ses yeux qui retinrent l’attention de Rhapsody. Ils étaient encore moins humains que ceux d’Ashe. La Baptistrelle y trouva son propre reflet car il s’agissait de deux miroirs, des sphères d’argent poli sans pupille, iris ou sclère. Rhapsody avait l impression d’avoir devant elle deux boules de mercure, auxquelles elle essaya de ne pas prêter attention. Manwyn sourit.
« Regardez dans le puits », dit-elle. Sa voix était un croassement râpeux qui écorchait la boîte crânienne de Rhapsody. Elle se tourna vers Ashe, qui hocha la tête. Ils se dirigèrent vers l’estrade.
« Pas toi ! gronda Manwyn en foudroyant Ashe de son absence de regard. Il te faudra attendre. L’Avenir se dissimule à celui qui est invisible dans le Présent. »
Elle cracha dans sa direction.
Rhapsody déglutit et s’avança. Elle n’avait pas oublié les propos tenus par Llauron au sujet de Manwyn. Il l’avait dite la plus instable des trois Devineresses, la plus folle du lot. Elle était incapable de mentir, mais il était souvent difficile de différencier les prophéties authentiques des divagations d’un esprit dérangé. En outre, ses divinations avaient fréquemment deux significations ou un sens caché, ce qui faisait d’elle une informatrice peu fiable, encore que la meilleure pour révéler ce qui n’était pas encore advenu. Elle était l’ultime recours des personnes qui venaient jusqu’à son temple, et Rhapsody espérait, comme tous ceux qui l’érigeaient en guide, qu’il s’agissait d’un jour où son esprit était assez stable pour formuler des pensées rationnelles.
Arrivée au bord du vide, Rhapsody s’arma de courage et baissa les yeux. Le puits n’avait pas de fond, ce n’était qu’un trou béant. L’obscurité ambiante en rendait périlleuse l’approche, car elle discernait à peine son pourtour au tracé irrégulier. La Devineresse caqueta follement avant de désigner le dôme.
Rhapsody leva pour la première fois les yeux vers la coupole et constata qu’elle était aussi noire que la nuit, soit grâce à la science d’habiles artisans soit par magie. L’hémisphère était constellé d’étoiles ou de leurs représentations, qui scintillaient alors que des nuages brumeux passaient devant elles. Rhapsody sentait le vent tirailler l’ourlet de sa cape et elle sut qu’elle n’était plus à l’intérieur du temple mais dans un champ situé au point le plus solitaire de la nuit, seule avec la Devineresse. Une étoile filante stria le ciel, et le vent rafraîchi lui cingla les joues.
« Rhapsody. » La voix d’Ashe avait interrompu ses rêveries et elle jeta un coup d’œil derrière elle, pour voir indistinctement sa cape dans la semi-pénombre. Lorsqu’elle se tourna vers Manwyn, tout était redevenu comme à leur arrivée, si ce n’est que l’expression de la Prophétesse traduisait désormais une vive irritation. Elle porta le sextant à ses yeux pour le pointer vers la voûte tout en désignant le puits.
« Regardez là-dedans et vous saurez quel est le lieu et le moment », déclara-t-elle.
Rhapsody inhala à pleins poumons. Elle n’avait pas encore énoncé sa question, mais elle baissa les yeux dans les ténèbres où se profilait une image. Il devint évident qu’il s’agissait d’une femme enceinte, une Lirin aux traits grisâtres qui grimaçait de souffrance. L’inconnue s’arrêta, pour prendre du repos, la main crispée sur son ventre distendu.
Un raclement se fit entendre sous le dôme qui la surplombait et Rhapsody redressa la tête. Les étoiles s’étaient déplacées vers d’autres longitudes et latitudes. Rhapsody nota leur position. C’était très certainement le moyen employé par Manwyn pour lui désigner le lieu où elle trouverait cette femme.
« Quand, Grand-Mère ? » s’enquit-elle avec déférence.
Manwyn rit, un gloussement de démence terrifiant qui donnait la chair de poule.
« Une âme s’en va quand l’autre arrive, dans onze semaines à partir de cette nuit », répondit la Devineresse alors que l’image s’effaçait au fond du puits. Manwyn regarda derrière elle, et Rhapsody se tourna pour voir Ashe approcher, le capuchon repoussé en arrière pour la première fois. Un sourire triomphal dans lequel on pouvait lire un soupçon de cruauté incurva les lèvres de la Prophétesse. Si elle dévisagea l’homme, ce fut à Rhapsody qu’elle adressa ses paroles.
« Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. »
Rhapsody tremblait. Elle comprenait désormais ce qu’Ashe avait voulu dire en parlant de prophéties pour le moins sibyllines. Se référait-elle à cette Lirin ou à elle ? Le contexte l’incitait à pencher pour la première hypothèse, l’intonation pour la seconde. Elle souhaitait réclamer des précisions, mais sa bouche s’y refusait.
« Qu’est-ce que ça signifie, plus exactement ? » demanda Ashe. Rhapsody n’avait jamais perçu tant de colère dans sa voix. « À quel jeu jouez-vous, Manwyn ? »
Les mains de la Prophétesse se levèrent vers ses cheveux de la couleur du feu. Lentement, ses doigts allèrent se perdre dans les boucles emmêlées, pour les torsader en longues vrilles noueuses. Elle étudia la voûte en fredonnant une mélodie sans parole, sourit puis riva sur Ashe les yeux les plus perçants que Rhapsody avait eu l’occasion de voir.
« Gwydion ap Llauron, ta mère est morte en te donnant le jour, mais la mère de tes enfants ne mourra pas en les mettant au monde. » Elle éclata d’un rire marqué du sceau de la folie.
Ashe effleura l’épaule de Rhapsody. « Partons. T’a-t-elle révélé ce que tu voulais apprendre ?
— Je n’en sais trop rien, répondit Rhapsody d’une voix qui exprimait plus de craintes qu’elle n’en avait.
— As-tu fait tes adieux à ton père, Gwydion ? Il meurt aux yeux de tous pour vivre sans que nul le voie ; vous jouez un double jeu, même si vous devez à la fois souffrir et bénéficier de son statut de mort vivant. Le malheur s’abat sur celui qui ment à l’homme qui lui a enseigné la valeur de la vérité, Gwydion ; c’est toi qui paieras le prix de sa puissance nouvellement acquise.
— S!KLERIV ! » gronda Ashe d’une voix multitonale que Rhapsody ne lui connaissait pas ; un mot qui la pénétra comme la lame d’un couteau bien affûté. Elle savait sans savoir comment qu’il signifiait « silence », et que dans la contrée dont il était originaire il s’agissait d’une obscénité. Elle présuma que le langage en question était celui des dragons.
Ashe s’était empourpré. Rhapsody voyait une veine de son front battre, son teint s’assombrir.
« N’ajoutez pas un mot, vieille harpie à la langue de vipère ! »
Rhapsody sentait toute chaleur abandonner ses extrémités car la colère calculatrice du dragon qui vivait en lui se lovait pour s’apprêter à frapper. Son calme la terrifiait et ses capacités de manipulation transmuaient ses pieds en glace. La prise de conscience que Manwyn était, elle aussi, apparentée aux dragons – qu’il s’agissait en fait d’une fille de dragon – lui donnait des palpitations. Elle saisit la main d’Ashe.
« Partons », murmura-t-elle d’une voix pressante en tirant son bras. Il résista, tenté par un affrontement de volontés. Rhapsody se sentit gagnée par la panique à cette perspective. Manwyn se redressa et, sitôt à genoux, elle entonna une étrange mélopée, un gémissement modulé qui ébranlait les fondations de la rotonde et faisait tomber des hauteurs de petits fragments de pierre et un voile de fine poussière.
La main d’Ashe comprima la sienne, ses yeux se rivèrent sur l’Oracle qui hurlait. Rhapsody le sentait s’éloigner, se concentrer sur l’estrade et l’adversaire qui y était assise et oscillait follement au-dessus du puits sans fond. L’air devenait irrespirable, saturé de poussière et d’électricité statique. Le sol tremblait et la voûte céleste paraissait sur le point de s’embraser et de voler en éclats.
Rhapsody imprima une autre traction brutale au bras d’Ashe, pour découvrir qu’il était inébranlable. Elle inhala à pleins poumons et entama d’une voix grave un chant destiné à interrompre la plainte discordante et perçante de la Prophétesse. Le son roula sous le dôme et rompit le gémissement, imposa provisoirement le silence. Ashe cilla et Rhapsody en profita pour l’entraîner hors de la salle pendant que les rires hystériques de Manwyn agressaient leurs oreilles.
Ils ne s’arrêtèrent qu’une fois à mi-chemin des portes de la cité Ashe jurait à voix basse, tissant une immonde tapisserie d’obscénités dans un grand nombre de langages et dialectes. Rhapsody essayait de ne pas lui prêter attention, mais ses propos orduriers étaient si imagés qu’ils en devenaient fascinants.
Ils firent une pause au bord d’un grand puits tari et s’assirent pour reprendre leur souffle sous la chaleur humide des derniers vestiges de cet été mourant. Rhapsody avait l’impression de cuire, sous son manteau, et elle tremblait de lassitude. Elle finit par lever les yeux et le regarder durement.
« Était-ce indispensable ?
— C’est elle qui a tout déclenché. Je n’ai rien fait pour la contrarier.
— C’est exact. Pourquoi t’a-t-elle agressé de cette façon ?
— Je l’ignore, fit Ashe en prenant son outre pour lui offrir de l’eau. Elle a pu se sentir menacée, les réactions des dragons sont imprévisibles.
— J’ai pu le constater. » Elle but puis lui rendit l’outre. « Enfin, l’affaire est classée. Je dois avouer que, plus je connais ta famille, moins je l’apprécie.
— Et tu n’as pas encore rencontré ma Grand-Mère, dit-il en retrouvant le sourire. Elle est incomparable. Espérons qu’elle ne se présentera pas devant le Conseil des Cymriens.
— Je ne te le fais pas dire. Bon, et maintenant ? »
Il se pencha pour l’embrasser, ce qui attira les regards amusés de deux miséreuses qui passaient à proximité. « Nous allons au marché.
— Au marché ? Tu veux plaisanter !
— Non. Yarim est réputé pour ses bazars merveilleux et un vendeur d’épices que tu ne dois rater sous aucun prétexte, compte tenu de l’intérêt que tu portes à ces choses. J’ai quant à moi l’intention de renouveler ma garde-robe pour notre dîner d’adieu, et dénicher de quoi te préparer un véritable festin. En outre, je n’ai jamais entendu dire que tu avais renoncé à une opportunité de faire du lèche-vitrine.
— C’est ma foi exact ! J’aimerais dénicher quelque chose à rapporter à mes petits-enfants ainsi qu’un cadeau d’anniversaire pour Grunthor. Qu’apprécierait-il, à ton avis ? »
Ashe se leva et lui présenta sa main, pour l’aider à se mettre debout. « Je suis convaincu qu’il adorerait te voir dans un dos-nu rouge au décolleté vertigineux. » Rhapsody le dévisagea en grimaçant. « Oh, d’accord, c’est un désir personnel ! Grunthor, dis-tu ? Collectionne-t-il des trophées ? »
Rhapsody frissonna. Elle avait toujours été choquée par l’usage consistant à conserver des bouts d’adversaires vaincus. « Parfois.
— Je suggère en ce cas un coffret dans lequel les ranger.
— J’ai des doutes.
— Oh, allons, fais un effort ! De quoi a-t-il besoin ? Ce que je veux savoir, c’est quel morceau il s’approprie. Une armoire avec des porte-chapeaux serait par exemple idéale pour une collection de têtes.
— Il ne s’y intéresse pas, car les découper proprement est bien trop long et fastidieux, déclara Rhapsody après un instant de réflexion. Je crois que des étuis à cigares seraient plus appropriés. » Elle étudia l’expression de dégoût mêlé d’amusement d’Ashe. « Ne fais pas cette tête ! L’idée est de toi, après tout !
— C’est vrai », reconnut-il pendant qu’elle se dirigeait vers le secteur le plus bruyant de la ville, comme la plupart des passants. « Rhapsody, j’ai une faveur à solliciter…
— Tout ce que tu voudras.
— Attends de savoir de quoi il retourne, avant d’accepter.
— De quoi s’agit-il ? »
Il s’arrêta pour s’immobiliser devant elle.
« Tu vas trouver ça complètement absurde. Manwyn a dit une chose que tu n’aurais pas dû entendre, non parce que je suis mécontent que tu le saches mais parce que cela compromet ta sécurité et celle d’autres personnes. » Il prit ses mains dans les siennes. « M’accordes-tu ta confiance au point de m’autoriser à retirer temporairement ce souvenir de ton esprit ? Jusqu’à ce que tout danger ait été écarté.
— Tu dis des bêtises, c’est encore du charabia de Cymrien.
— En un certain sens, je le crains. Mais si je te le demande, c’est pour te protéger plus que pour toute autre raison. Je m’inquiète pour toi. Me crois-tu ?
— Probablement, soupira-t-elle.
— Quel enthousiasme !
— À quoi t’attendais-tu, Ashe ? Je me retrouve en face d’une Prophétesse folle qui s’exprime par énigmes, et juste après voilà que tu en fais autant ! Que désires-tu ? Que veux-tu dire en parlant de l’effacement d’un souvenir ?
— Je sais que tout ceci t’a été très pénible. Ce que tu engranges dans ton esprit est assimilable à des trésors. En tant que tels, je peux les collecter, mais uniquement avec ta permission. J’ai la possibilité de les stocker dans un réceptacle d’une grande pureté – un peu comme tu as gardé en toi une partie de mon âme –, jusqu’au moment où les recouvrer ne te mettra pas en danger.
— Peut-on comparer cela à ce que tu voulais faire de mes cauchemars ? Les enfermer dans une perle ?
— Oui. C’est la même chose. Tu devras donner un nom au réceptacle en question et lui dire de conserver ce souvenir à ta place. L’information quittera ton conscient pour résider dans ce qui l’a accueillie en attendant que tu la récupères. »
Rhapsody se massa les tempes. « Comment m’y prendrai-je, si j’ignore son existence ?
— Je serai là pour te le rappeler, et je te laisserai un pense-bête au cas où il m’arriverait malheur entre-temps. Voilà ce que je te propose : la nuit de notre séparation, je t’expliquerai tout ce qui est encore pour toi un mystère. Je ne te dissimulerai absolument rien. Nous irons nous asseoir au belvédère pour parler librement de ce qui te tracasse, puis j’enfermerai le souvenir de cette nuit et de notre entretien avec Manwyn dans un objet de ton choix.
— Je ne peux pas accepter, Ashe. Je regrette. J’ai besoin des informations qu’elle m’a fournies.
— Je me réfère uniquement à ce qu’elle a dit à la fin de la séance. Tu pourras garder le reste… Comprends bien que je ne te demanderais jamais une chose pareille si ce n’était pas absolument indispensable. Tu prendras connaissance de ce que j’ai à te dire, puis je te laisserai la possibilité de revenir sur ton autorisation. Quelle que soit ta décision, je m’y plierai. Je t’en supplie, accepte.
— C’est entendu, marmonna-t-elle. Et maintenant, allons faire quelques emplettes. »
Elle inspira à pleins poumons en le voyant sourire sous l’ombre du capuchon. Elle ne savait trop ce qu’elle redoutait le plus entre la perspective de se séparer juste après s’être retrouvés ou être confrontée plus longtemps aux faux-semblants indissociables des Cymriens. Dans un cas comme dans l’autre, c’était secondaire. Les deux situations appartiendraient sous peu au Passé.